Lettre anonyme du XVIIIe s., d'un village bourguignon.

Tout ce qui touche à la calligraphie et au dessin à l'aide d'encres. Ecriture d'un point de vue technique.
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Furiozzo
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Lettre anonyme du XVIIIe s., d'un village bourguignon.

Message par Furiozzo »

Après les manuscrits de nos grands écrivains, j'ai envie de partager ici un petit document trouvé dans les archives de la justice seigneuriale de Fontaine-lès-Dijon, lors de mes études d'histoire alors que je travaillais sur la justice au XVIIIe siècle.

Parmi les actes consignés par les greffiers successifs des juges seigneuriaux - dont l'écriture était très souvent illisible au premier abord - j'ai donc pu voir et photographier cette lettre anonyme. Elle avait retenu mon attention pour plusieurs raisons: elle est l'objet du litige en elle-même, comme pour toute lettre anonyme son écriture est contrefaite et elle porte un petit dessin évocateur. Mais surtout, une encre de couleur différente du noir que je rencontrais d'habitude dans les liasses d'archives y a été utilisée, un rouge-brun comme une certaine encre de Sailor que j'adore...

Cette lettre est un petit témoignage de la sociabilité nocturne des jeunes gens du XVIIIe siècle dans les villages, au sortir du cabaret et de ses joyeusetés.
Si pendant l’hiver les travaux dans les vignes cessent, la sociabilité villageoise n’est pas en reste, ce dont témoignent les nuits agitées de décembre 1735 et de janvier 1736 à Fontaine. Dans la nuit du 26 décembre 1735, fête de saint Etienne, huit jeunes gens éméchés sortent du cabaret de Pierre François, chirurgien cabaretier, et s’en vont s’égayer dans le village où ils font du tapage et des dégâts. A la demande de plusieurs Fontainois parmi lesquels le curé Jean Morel un notable fontainois, le marchand et vigneron Nicolas Arlin décide de porter les faits à la connaissance de la justice seigneuriale du lieu. En conséquence, le procureur d’office dont le rôle est de faire respecter les ordonnances de police ouvre une enquête et décide de faire publier un monitoire par le curé au prône du dimanche 8 janvier 1736 dans lequel il exhorte quiconque détient des informations sur le tapage nocturne de les lui livrer, afin qu’il puisse se pourvoir en justice contre les coupables.
Le lendemain, 9 janvier 1736, Nicolas Arlin découvre sur le comptoir de sa maison une lettre anonyme d’injures et de menaces, qui a été introduite chez lui la nuit précédente à la faveur d’un carreau brisé.


http://www.casimages.com/img.php?i=1011 ... 136698.jpg


http://www.casimages.com/img.php?i=1011 ... 136697.jpg


Retranscription :

« Nous sommes en nombre, assez considérables, nous en voulons, a vous, a cette marque [taches rouges, dessin à la plume d’une épée]
Monsieur Arlin vous estes un Jean-Foutres, et un Bougre de Chien de Fratres, tout comme Judas l’est esté envers notre seigneur J. C.
De la main du juge de Fontaine, Jean-Augustin Calon :
Paraphé ne varietur [sans changement] ce vingt quatre janvier mil sept cent trente six.
Signé :
Calon [le juge seigneurial] ».

Aucun doute n’est possible, cette lettre anonyme et l’affaire du tapage nocturne sont liées. Son ou ses auteurs sont les jeunes responsables du tapage nocturne du 26 décembre 1735. Les auteurs de la lettre accusent Nicolas Arlin d’être un traître, puisqu’ils le comparent à Judas. Il a en effet commis l’outrage de les dénoncer à la justice. Pour les jeunes, Nicolas Arlin est responsable de la publication du monitoire du 8 janvier, qui a attiré sur eux l’opprobre villageois. A la suite des remontrances du procureur d’office en date du 17 janvier, le procureur enregistre la lettre anonyme comme pièce à conviction le 24 janvier et ouvre le jour même une information. Plusieurs témoins sont alors entendus par le juge, parmi lesquels on recense le cabaretier Pierre François et Nicolas Arlin. Tous relatent les faits qui se sont déroulés dans la nuit du 26 décembre et décrivent le charivari auquel les jeunes se sont livrés. L’enquête connaît une pause de trois ans, avant d’être poursuivie en 1739 par les interrogatoires des jeunes hommes accusés du tapage nocturne. On apprend alors que ceux ci étaient au nombre de huit, quatre jeunes de Fontaine et quatre jeunes de Talant, ville voisine. Après s’être fait mettre dehors par le cabaretier Pierre François, ils terminèrent leur soirée chez l’un d’entre eux avant de se répandre par le village aux alentours de onze heures du soir où ils commirent de nombreux dégâts. Ce tapage nocturne peut être vu comme un débordement de la sociabilité des jeunes hommes qui, maintenus à l’écart du mariage jusqu’à l’âge avancé de 27-28 ans, s’adonnent à l’ivresse et ses emportements. Ainsi, face au pouvoir des notables s’établit le contre-pouvoir de la jeunesse, sous le regard de la justice.
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Re: Lettre anonyme du XVIIIe s., d'un village bourguignon.

Message par jpeg »

Je reste toujours étonné devant qui sait déchiffrer de tels textes et voir plus loin. J'ai toujours plaisir à lire de vieux actes, souvent des choses très ordinaires, à regarder l'écriture... Ces vieilles écritures sont toujours fascinantes, la couleur particulière de l'encre, la manière dont elle mord parfois le papier...

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mmarcus
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Re: Lettre anonyme du XVIIIe s., d'un village bourguignon.

Message par mmarcus »

Merci pour cette lettre et son commentaire. j'ai pris un grand plaisir à voir cette lettre et son commentaire. La mise en page aussi est intéressante.
Patrick
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Furiozzo
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Re: Lettre anonyme du XVIIIe s., d'un village bourguignon.

Message par Furiozzo »

Merci pour vos commentaires, et en relisant la lettre que j'avais retranscrite il y a quelques années, je me suis aperçu que j'ai fait une erreur:

A la place de "Fratres" (ce qui ne veut rien dire), il faut, je pense, lire "Traistre", ce qui est raccord avec la référence à Judas, évidemment...

D'après la description faite par le procureur de la lettre, l'épée et les deux tâches rouges figuraient un corps séparé de sa tête... d'une façon très stylisée ;-)
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